Il est peu lu, peu connu aujourd’hui. Des éditions savantes ont paru récemment1, grosses de nombreux volumes, qui rééditent ses poèmes, ses pièces de théâtre, une partie de son œuvre critique ; un ouvrage s’est attaché l’an passé aux aspects parodiques de certaines de ses œuvres poétiques.2 Une exposition sur « Théodore de Banville et le théâtre » a eu lieu à Moulins, sa ville natale, en 2006-2007. Mais pour le reste ? La plupart des ouvrages disponibles sont la reprise pure et simple d’éditions du XIXe siècle. Un seul de ses recueils poétiques a fait l’objet, dans les trente dernières années, d’une anthologie3. La série classique « poésie Gallimard » ne le connaît pas. Pour avoir un choix de ses œuvres en vers ou en prose, il faut aller chercher l’anthologie publiée en 1923 pour le centenaire de sa naissance4 et rééditée en 1925. Les ouvrages scolaires l’ignorent (Lagarde et Michard ne lui font aucune place dans le volume consacré au XIXe siècle) ; Gringoire, sa pièce de théâtre la plus célèbre (1866), n’a pas fait l’objet d’une édition scolaire depuis 19365 ; l’anthologie d’Edouard Maynial (1932), qu’utilisaient nos bons maîtres dans les années 50, offre quelques-uns de ses poèmes (la Ballade des pendus, le Saut du tremplin) : ce sont eux qui flottent encore dans notre mémoire, mais sont-ils encore lus aujourd’hui ?
Partant de cette constatation plutôt décevante, pourquoi ne pas laisser Banville reposer tranquillement dans les cendres de l’oubli? D’abord, parce qu’il fut une des figures littéraires les plus en vue de la seconde moitié du XIXe s.. Il fut l’ami, le défenseur des plus grands écrivains: les maîtres du romantisme, et d’abord de Hugo, pour qui il a toujours professé une admiration qui vire à l’idolâtrie, mais aussi Vigny, Musset, Théophile Gautier. Dernier des romantiques peut-être, il a compris la valeur de Baudelaire, dont il fut l’ami (mais aussi le rival en amour). Il a traversé le mouvement parnassien et découvert le jeune Rimbaud, qu’il a aidé dans ses premiers pas. Encensé par Gautier : « de la poésie, il possède la note la plus rare, la plus haute, la plus ailée, le lyrisme », il est estimé par Barbey d’Aurevilly, qui n’a pourtant pas été tendre pour certaines de ses œuvres (les Odes funambulesques), mais loue sa gaîté foncière ainsi que son pouvoir de renouvellement ; Mallarmé est également séduit par son œuvre.
Une telle notoriété, Banville la doit à une œuvre bigarrée, d’une diversité et d’un volume impressionnants : au moins quinze recueils de poésie, quatorze ouvrages en prose, quatorze pièces de théâtre, d’innombrables articles de critique littéraire ou théâtrale en divers journaux6. Comment se fait-il que notre époque soit si peu sensible à celui qui a visiblement charmé bon nombre de ses contemporains ?
On examinera, pour tenter de répondre à cette question l’œuvre lyrique et dramatique, puis une partie de l’œuvre en prose.
1. Le poète lyrique.
Son ambition première, c’est la poésie lyrique en vers : ce sera là également la source de sa notoriété. Comme il l’écrit avec humour dans l’envoi d’une de ses « Ballades joyeuses » :
Prince, voilà tous mes secrets,
Je ne m’entends qu’à la métrique ;
Fils du Dieu qui lance des traits [Apollon]
Je suis un poète lyrique.
C’est par le lyrisme qu’il se fait connaître dès 1842 (il n’a pas encore vingt ans) avec le recueil des Cariatides, qui allie une certaine emphase romantique à l’exaltation de la tradition hellénique et laisse pressentir son accord futur, au moins partiel avec le mouvement parnassien. Banville attache à la perfection formelle une importance essentielle, perfection qui résulte de l’alliance des images, du rythme et surtout de la rime, dont il fait la clé de voûte du poème : « On n’entend dans un vers que le mot qui est à la rime, et ce mot est le seul qui travaille à produire l’effet voulu par le poète », écrira-t-il plus tard dans son Petit traité de poésie française (1871). Pour lui, la poésie est nécessairement versifiée ; il ne peut y avoir, malgré l’estime qu’il porte à Baudelaire et à ses Petits poèmes en prose, de poésie en prose : la prose est toujours à compléter, à modifier, à faire, et par conséquent « elle n’est jamais la chose faite, le πoιηµα ».
On voit tout de suite combien de telles conceptions, tant à propos de la rime que de la forme poétique, sont éloignées de notre sensibilité actuelle, après Apollinaire, Bonnefoy ou Jaccottet. La poésie de Banville est harmonieuse, généralement lumineuse et gaie, mais rarement émouvante ; pas ou peu de fulgurations à la Hugo. Quelques poèmes cependant, surtout dans les recueils postérieurs aux Cariatides , retiennent l’attention. On peut citer « Le pantin de la petite Jeanne », paru dans le recueil Les Exilés (1867), qui évoque la maladie de la petite fille de Madame Rochegrosse, sa future épouse :
Elle n’aurait pas eu la force de tenir
Ce jouet de fillette avec sa main trop tendre !
Mais on avait trouvé cela, de le suspendre
Avec un léger fil au-dessus du berceau.
La douce enfant, tremblant de froid comme un oiseau,
En voyant la poupée essayait de sourire ;
Ses deux mains y touchaient alors, chère martyre !
D’un geste maladif, vaguement enfantin,
Et l’on voyait trembler à peine le pantin.
Une réelle sensibilité se dégage de ce texte, qui souffre la comparaison avec « Les joujoux de la morte » de Théophile Gautier dans Émaux et camées. On peu songer aussi au dizain « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés » (Les Stalactites, 1846), qui renouvelle par la grâce du rythme et la diversité des images le charme de la chanson populaire.
De façon générale, Banville réussit mieux dans des formes brèves, tout particulièrement celles qui souhaitent remettre en vigueur les poèmes à forme fixe hérités du Moyen Âge ou de la Renaissance – une des originalités de Banville – : ballades « où les mêmes sonorités de rimes, répétées exactement d’un couplet à l’autre et aussi dans le suprême envoi, soient comme les cris des Nymphes chasseresses qui, de loin, s’appellent et se répondent »7, dizains, rondeaux « où le refrain, trois fois ramené avec art, ressemble aux ondulations du col d’un cygne, qui se plonge dans l’eau et tout à coup reparaît »8, sonnets. Ce recours à des formes pour la plupart oubliées ajoute au poème une sorte de parfum nostalgique qui élargit son objet, en lui-même souvent futile. Voir à cet égard les dizains intitulés « congé » (« Ça, qu’on me laisse, Amour, petit maraud ») ou « Enfin Malherbe vint, C’était l’orgie au Parnasse »)9, épigrammes marotiques, le rondel « Miss Ellen, versez-moi le thé ». Certains de ces poèmes sont plus graves, comme la « Ballade des pendus », son poème peut-être le plus célèbre, qui figure dans sa pièce Gringoire, et qu’il est intéressant de comparer avec la célèbre ballade de Villon. Malgré le spectacle macabre proposé, l’ironie qui sous-tend le poème et l’opposition entre morts (les hommes) et vie (la nature), la beauté des images, fait que ce texte échappe au tragique, contrairement au poème de Villon.
Et l’on rejoint ici une caractéristique de l’écriture poétique de Banville. Souvent réduit aux abois par les soucis financiers et quémandant ici et là avances et pensions, le poète se fait de son métier une haute idée, qui l’oppose au vulgaire ; mais dans le même temps, il ne peut se regarder qu’avec un certains humour, ce qui le mène du côté du saltimbanque, à mi-chemin du tragique et du burlesque. D’où cette comparaison entre le funambule et le poète qu’il introduit dans une de ses Odelettes, « A Méry » (1856), à propos de Madame Saqui, célèbre funambule :
Il trône dans la vapeur.
Beau métier, s’il n’avait peur
De tomber sur quelque dalle
Parmi les badauds sereins,
Et de s’y casser les reins,
Comme le fils de Dédale
D’où également ces Odes funambulesques (1857), recueil de pastiches, de parodies, qui redisent à leur manière, avec « Le saut du tremplin », autre poème devenu classique, la difficile et périlleuse originalité du poète, celle qui permet d’aller « rouler dans les étoiles ».
« Plus loin ! Plus loin ! je vois encor Des boursiers à lunettes d’or,
Des critiques, des demoiselles
Et des réalistes en feu.
Plus haut ! Plus loin ! De l’air ! Du bleu !
Des ailes ! Des ailes ! Des ailes ! ».
C’est une allégresse un peu folle, à comparer avec la majesté tragique de « L’albatros » de Baudelaire.
En somme, du côté de la poésie lyrique, peu de textes ont résisté à l’empreinte du temps. La prose qui convient sans doute mieux à l’esprit de Banville, révèle un conteur né et séduit encore aujourd’hui.
2. Le prosateur-conteur.
Il y a évidemment beaucoup plus de liberté dans la prose (qui est « toujours à faire », comme le dit Banville) que dans le poème : la fantaisie, l’amour du langage permettent à l’auteur de s’exprimer dans la plus grande liberté sur son temps et surtout sur la vie artistique et littéraire à Paris. Cette verve, les Goncourt l’ont bien notée lorsque, rendant visite en 1857 à Banville alors malade, ils voient en lui « Je ne sais quel air de Pierrot, d’improvisateur de foire, riant et faisant rire de ses misères et des misères humaines, une moquerie qui ressemble à une arlequinade perpétuelle, avec une voix de fausset doucement aiguë ». Elle se retrouve dans nombre de ses œuvres, dont on ne pourra citer que quelques-unes.
Et d’abord ses contes : qu’ils soient « féeriques » (1882), comme « Un début littéraire » ou « bourgeois » (1885), comme « Clair de lune », qu’il s’agisse des Lettres chimériques (1885), on trouve chez lui une vivacité dans la narration, un art de camper une scène ou un personnage10 qui attirent l’attention et constituent toujours, d’une façon ou d’une autre un moyen de regarder avec humour la vie contemporaine.
Ainsi « Un début littéraire », construit comme un conte folklorique, transporte d’abord dans un univers féérique (trois femmes misérables, secourues par un poète lyrique, se révèlent être trois fées, qui demandent des poèmes et assurent leur envoi aux revues parisiennes qui peuvent les accueillir), se termine par un bal officiel où la faveur des fées, devenues femmes du monde, assure le succès du poète : on reconnaît du reste dans les poèmes demandés par les fées les formes médiévales chères à Banville, et dans le succès mondain du héros, la critique du « moyen de parvenir ». Dans « Clair de lune », le discours du père de l’héroïne, concierge d’un ministère, qui défend avec vigueur ce qu’on appellerait aujourd’hui coulage ou même « abus de bien social » est particulièrement savoureux. Il distribue à ses filles, « aux dépens du ministère » papier, brosses et balais, et s’en justifie avec hauteur :
« Employés du gouvernement..nous ne devons pas critiquer ses actes, même tacitement, et il y a des cas où l’abstention est une révolte..Les chefs éminents qui nous dirigent ont jugé utiles des approvisionnements qui emploient une certaine somme. Or, grâce à la discrétion et à l’économie des employés, ces approvisionnements dépassent les besoins effectifs du ministère. Mais si nous permettons que les objets achetés restent sans emploi, si, dans notre humble sphère, nous n’aidons pas à ce qu’ils soient utilisés, ne semblons-nous pas, par cela même, juger la conduite de nos maîtres, et n’organisons-nous pas, dans une certaine mesure, la résistance par inertie, qui est la plus dangereuse de toutes ? »
C’est avec la même verve qu’il raconte, dans les Lettres chimériques, comment un rôle, un costume, une tradition peuvent « coller » à un personnage ou une situation (« Les étiquettes »). Théophile Gautier, connu pour porter une chevelure abondante, se résolut un jour « à se faire raser, tondre jusqu’à la peau et marcha dans la rue, en tenant son chapeau à la main », ce qui n’empêcha pas deux dames distinguées, de dire l’une à l’autre en le voyant : « Ah ! voilà ce Gautier ! Est-il révoltant avec sa longue crinière ! » Autre coutume intangible, celle qui voulait qu’une très belle cantatrice, ayant aimé successivement deux ténors qui avaient débuté dans la Dame Blanche (de Boieldieu) dût aimer « tous les ténors qui débuteraient dans la Dame Blanche». Un nouveau venu est fort surpris de voir que la cantatrice ne lui donne pas la réplique au cours d’une répétition ; le directeur le met au courant : « Avant de chanter La Dame Blanche en compagnie de mademoiselle Marzio, chaque nouveau ténor devait avoir effeuillé avec elle un brin de myrte ». Le ténor, mari fidèle, s’en va expliquer l’affaire à sa femme, qui se garde bien de briser… la coutume : « Tes appointements nous sont indispensables, répond-elle à son mari. Fais donc ce qu’il faut : c’est pour nos enfants. »
Vision épique que celle de la générosité de son ami Privat d’Anglemont qui, les jours où « il possédait son galion » (était en fonds), invite à dîner toutes les petites prostituées du quartier de la rue de La Harpe :
« Bientôt elles venaient, elles arrivaient, lasses, éperdues, pâles de faim et d’espérance ; elles s’entassaient, tenaient par un prodige inexpliqué dans la pauvre salle, maintenant ruisselante de lumière…Tout le monde prenait part au festin, non seulement les petites invitées de Privat, mais aussi le traiteur, sa femme, sa bonne, et même quelques gamins entrés on ne sait comment, et qui semblaient avoir poussé sur le parquet de la salle, comme des fleurs dans une prairie. »
Dans tous ces tableaux, la vérité n’a qu’une place modeste, comme le relève Edmond de Goncourt à propos d’une autre œuvre, les Souvenirs : « Très amusants, les Souvenirs de Banville. pas un mot de vérité vraie, de modernes contes de fées, mais vus sous une optique toute particulière de l’homme : l’optique de l’hyperterrestre funambulesque » (Journal, 26 novembre 1882).
En revanche le soutien qu’il apporte, avec lucidité et détermination, aux grands écrivains de l’époque, correspond à son intime conviction. Ainsi de sa défense de Baudelaire :
« Ce qu’il a décrit, ce qu’il a su peindre avec de si vives couleurs, ce n’est pas un mal qui lui fût propre, c’est le mal, c’est les angoisses du temps où il a vécu…A mesure que les autres renommées diminuent et graduellement s’effacent, celle de Baudelaire grandit et chaque jour prend un relief plus accusé »
Ainsi également de l’éloge qu’il adresse à Maupassant :
« Dans votre roman Une vie, vous racontez une destinée de femme, mille fois plus émouvante en sa trivialité douloureuse que si vous aviez forcé et ramené à un faux idéal les événements et les caractères. Les faits sont ce qui arrive tous les jours, les personnages ne sont pas bons ou mauvais tout d’une pièce ; c’est la vie telle qu’elle est, dans toute sa simplicité et dans toute son horreur »11
Concluons.
La poésie lyrique de Banville est belle, raffinée, mais elle convainc rarement. Trop soucieuse de la rime et de références antiques, elle n’a pas la puissance de Hugo ni la richesse de Baudelaire ou la majesté de Leconte de Lisle Ce n’est sans doute pas elle qui peut aujourd’hui refaire resurgir Banville parmi nos poètes favoris. Mais pour tirer l’œuvre d’un oubli injuste, il faudrait d’abord la lire, et une anthologie serait à cet égard indispensable.
Sa prose, en revanche, suscite encore l’intérêt ; pleine d’esprit, elle ressuscite la vie, les événements, les personnages de la deuxième partie du XXe siècle. Sans doute est-elle pour cette raison même datée, elle aussi, et fourmille d’allusions aujourd’hui indéchiffrables pour un lecteur non spécialiste de la vie de l’époque. Mais elle s’attache aussi, dans un style souvent éblouissant, aux grandes figures artistiques des années 1850-1890, dont elle sait reconnaître la valeur. On peut souhaiter que les rééditions savantes s’attachent aussi à ces proses, dont une anthologie serait également la bienvenue.
François Suard
14 septembre 2018
1 Aux éditions Champion (Œuvres poétiques, Théâtre complet, critique littéraire, artistique et musicale).
2 Hemikat Schaller, Laura : Parodie et pastiche dans l’œuvre poétique de Théodore de Banville, Paris, Garnier, 2017. Le livre de Philippe Andrès, Théodore de Banville Un passeur dans le siècle, Paris, Champion, 2009, constitue une bonne introduction bio-bibliographique à la connaissance de l’écrivain-poète.
3 Théodore de Banville. Les Exilés, Choix et présentation par Yves-Alain Favre, La Différence, coll. Orphée,1991
4 Théodore de Banville Contes, souvenirs et portraits poésies, théâtre, Paris, Les éditions G. Grès, coll. Le Florilège contemporain, sous la direction de Fortunat Strowski.
5 L’une, due à Ch.-M Des Granges, a paru chez Hatier en 1926 (réédition en 1935), l’autre, due à Léon Seror, a paru dans les classiques Vaubourdolle en 1936.
6 La liste des journaux ou revues auxquels il a participé n’occupe pas moins de cinq pages dans l’ouvrage de Philipe Andrès cité n. 2.
7 Cette définition, à la fois technique et poétique, est empruntée à « Un début littéraire », tiré des Contes féeriques (1882), dont nous parlons plus loin.
8 Voir n. 7 .
9 A comparer avec la formule célèbre de Boileau, ici prise à contrepied : « Enfin Malherbe vint, et le premier en France / Fit sentir dans ses vers une juste cadence », Art poétique, v. 131-132.
10 Il a composé de nombreux portraits, par exemple dans les Camées parisiens, Paris, 1866-1873.
11 Ces deux éloges figurent dans les Lettres chimériques.